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Greek translation Greek dictionariesPopi by: Marc Meyer
   (A short story)

Je venais d’arriver à Thessalonique. Je ne savais pas encore où me loger pour la première nuit. Je cherchais l’auberge de jeunesse dont j’avais trouvé l’adresse dans un très vieux guide touristique en grec, mais l’adresse était erronée. En effet, il s’y trouvait un grand magasin de maroquinerie sur plusieurs étages de l’immeuble. Il était neuf heures du soir et j’étais fatigué du voyage. Le maroquinier, un grand homme vif aux cheveux blancs, m’indiqua la direction de l’auberge de jeunesse dans la rue Sofia, de l’autre côté du centre ville. Mais au moment où je le quittais en le remerciant, il ajouta :
- Attends un peu… Là-bas c’est toujours complet. J’ai une chambre à louer ici. Mon locataire vient de partir, on n'a pas eu le temps de nettoyer mais ça devrait aller, tu seras toujours mieux ici qu’à traîner en ville pour chercher un toit. D’où viens-tu ?
- Je suis français.
- Quel âge as-tu ?
- Vingt ans.
- Tu parais plus jeune.
Ces deux questions m’ont été posées maintes fois pendant tout mon séjour en Grèce. Une Grecque de Paris m’avait prévenu :
- Tu verras, les Grecs demandent tout le temps l’origine et l’âge des gens. C’est important pour eux mais je ne sais pas pourquoi. Le maroquinier me conduisit au cinquième et denier étage. Il me montra au passage la douche et le W-C. à l’entresol. Un ascenseur montait jusqu’au troisième occupé par une partie des ateliers et un appartement. Le Maroquinier m’expliqua :
- Ma fille habite au troisième. Moi j’habite au quatrième. Vous ferez sûrement connaissance, elle s’appelle Popi, c'est-à-dire Pénélope. Et toi ?
- Nicolas.
- Ah… Nicolaos : c’est aussi un prénom grec. Bon, je pense que tu seras bien ici. Mais que fais-tu à Salonique ? Étudiant, bien sûr. Et tu étudies quoi ?
Là, le maroquinier, ne pouvant deviner, me laissa le temps de répondre.
- Je viens pour étudier la littérature grecque et enseigner le français aux étudiants grecs. En échange de mes cours, l’université m’accueille gratuitement. J’aurai une chambre là-bas demain. Pour cette nuit, c’est gentil de votre part de m’héberger.
Le maroquinier me laissa seul. C’était une grande chambre avec des meubles simples et vieux, un grand lit, un bureau, une armoire à glace et un lavabo fendu. La fenêtre donnait sur la cour du magasin, sinistre mais silencieuse. Les bruits de la ville semblaient lointains et sur les toits se croisaient les mouettes et les goélands. Malgré ma fatigue, je me mis à explorer ce cinquième étage. En fait, il n’y avait que ma chambre, les autres pièces le long du couloir étroit, toutes mansardées également, servaient de débarras. Il s’y entassait dans un ordre relatif des rouleaux de cuir ou de tissu, des articles sans finitions, d’autres très poussiéreux probablement démodés, des cartons vides pliés. Je tombai en admiration devant des soieries suspendues en grands pans ou alignées en rouleaux pesants. J’en admirais les couleurs et les textures dans la pénombre du placard. Les tissus étouffaient les bruits extérieurs et embaumaient un mélange d’eau de lavande et de cèdre antimite. Soudain je sentis une présence derrière moi. Quel idiot j’étais ! Le parquet grinçait à tel point que bien évidemment le patron demeurant juste en dessous n’avait pas manqué de m’entendre déambuler dans ses placards. Je devinai que c’était lui, bien sûr, c’était lui qui se tenait maintenant derrière moi, arrivé sur la pointe des pieds pour me surprendre en flagrant délit. Il pensait certainement que j’essayais de voler quelque chose… Je ne devais donc pas paniquer. Pourtant mon cœur se mit à s’emballer et la peur me serra la gorge. Je ne devais surtout pas me retourner brusquement et paraître effrayé : c’eût été un signe de mauvaise conscience, un aveu. Je replaçai donc lentement un damassé écru. Une latte du parquet grinça derrière moi : oui, il y avait bien quelqu’un. Ce n’était pas qu’une impression ou un effet de mon imagination si souvent mensongère, cette sensation que l’on ressent dans la nuque lorsque quelqu’un derrière vous observe. Je me retournai le plus naturellement possible. Le grand homme se tenait là, emplissant entièrement la porte. Lorsqu’il s’avança vers moi, je compris pourquoi je ne l’avais pas entendu arriver plus distinctement : il était en chaussettes. Je lui fis face et le regardai le plus innocemment du monde, affichant un de ses sourires enfantins et angéliques dont j’avais encore le secret à cette époque. Ses yeux foncés et cernés se firent bienveillants. Il me donna une petite tape sur la joue et me dit paternellement :
- Si ça t’intéresse, je te montrerai tout, mais pas maintenant. Je suis fatigué et toi aussi.
Soulagé du dénouement, je me contentai de dire bonne nuit en filant vers ma chambre comme un petit garçon qu’on envoie au lit. Je l’entendis éteindre les lumières et partir.
Cette rencontre aurait pu s’arrêter ainsi. Le lendemain, je lui aurais fait mes adieux en le remerciant et je l’aurais quitté pour aller loger à l’université comme prévu. Mais au matin, je rencontrai sa fille. Voici comment.

Je me sentais sale et décidai de prendre une douche. Après tout, j’étais invité alors pourquoi ne pas profiter de tout le confort, d’autant que je ne savais pas ce que pouvait offrir un foyer d’étudiants dans ce pays. Le cabinet de douche, situé entre le troisième et le quatrième étage, était assez étroit et surtout ne comportait rien pour accrocher les affaires au sec. Je posai donc vêtements et serviette sur la rampe d’escalier face à la porte. Mais en ressortant de la douche je vis que tout était tombé sur le palier plus bas. Je n’eus pas besoin de descendre car justement mon hôte venait de les ramasser et me les remonta. Il me souhaita bonjour, me demanda si j’avais bien dormi, je lui répondis en m’essuyant. Il continuait à regarder ma nudité et dit en faisant allusion à ma maigreur estudiantine :
- Tu devrais faire du sport. Il ne faut pas seulement s’occuper du cerveau, tu sais, les muscles, ça compte aussi pour un homme !
Et comme à son habitude, il ne me laissa pas le temps de répondre et ajouta :
- Je parie que tu es pressé d’aller à l’université ! À propos, sais-tu que cette université, la grande université Aristote de Thessalonique est construite sur le cimetière juif détruit pendant l’occupation allemande ?
Il me dit cela sur un ton que je prenais, peut être à cause de ma faible pratique de la langue grecque et de son accent particulier, comme un ton dur et amer. J’essayai de soutenir son regard mais mes yeux me brûlaient, embués par un reste de savon. Sa révélation macabre me pétrifia. Soudain retentit une voix féminine :
- Laisse-le !
Je sursautai. C’était une femme d’une trentaine d’année très brune, replète, à la peau très blanche, habillée tout en noir et dans un fauteuil roulant. Je sus tout de suite que c’était la fille du maroquinier. Elle se tenait là, juste en bas des cinq marches et elle recula d’un ou deux mètres pour faire passer son père, lui signifiant ainsi qu’il devait partir. La vue de cette charmante personne tellement handicapée me choqua. J’essayai de me persuader qu’il ne s’agissait que d’une convalescence et je cherchai à en deviner quelqu’indice. Mais un autre détail me frappa alors : le père se retira, descendit rapidement, la tête basse. Que signifiait ceci ? Quelles relations entre une fille et son père pouvaient justifier ces comportements ? Quelle hostilité de la fille envers le vieil homme ! Elle s’adressa à moi brièvement :
- Tu vas prendre froid, il y a des courants d’air.
Stupidement, je compris qu’elle voulait que je ferme la fenêtre de l’entresol, ce que je fis. Lorsque je me retournai à nouveau vers elle, je réalisai que j’étais encore complètement nu. Elle continuait à m’observer sans détours et demanda :
- Tu es le nouveau locataire ?
Je me mis à m’habiller le moins hâtivement possible car je ne voulais pas laisser paraître ma gêne. Ce faisant, je répondis :
- Votre père m’a prêté la chambre pour une nuit. Je vais maintenant loger à l’université et…
- On y est très mal logé, c’est sale et bruyant.
Je compris immédiatement qu’elle voulait me retenir. Ces personnages, ce lieu singulier, tout cela faisait naître en moi une curiosité qui surpassa rapidement le malaise indéfinissable que je ressentais également. Je crus qu’il y avait là de quoi écrire une histoire.
La jeune femme avait déjà tourné le dos et repartait dans son appartement en manœuvrant son fauteuil avec adresse. Je sus alors qu’elle s’en servait depuis longtemps. Elle me dit en continuant à avancer :
- Viens m’aider s’il te plaît, il faudrait déplacer une table chez moi.
Pendant que je lui rendais ce service, elle me répéta que je serai mieux ici qu’à l’université. Elle me remit une clé de l’entrée arrière de l’immeuble :
- Par l’escalier arrière, il n’y a pas d’ascenseur, mais toi, tu n’en as pas besoin, tu as de bonnes jambes, et puis c’est moins compliqué que d’ouvrir les portes principales du magasin quand tu rentreras après la fermeture. Ne ramène pas trop de petites amies…
Ne sachant que répondre, je fis en hésitant :
- C’est que… à la fac, mon hébergement était gratuit… enfin en échange, je devais donner des cours de français…
- Et bien tu les feras là-bas tes cours, Monsieur le Professeur, et ce sera gratuit ici…
Sans pause, elle ajouta, m’enlevant l’occasion d’exprimer un refus poli ou un remerciement embarrassé :
- Et en échange, tu m’aideras pour des bricoles, du rangement et…
À ce moment, sa voix jusqu’alors directive se fit très légèrement plus douce, avec une différence à peine perceptible, une émotion masquée :
-… tu viendras me parler.
J’eus l’impression d’y déceler une supplique. Pour dissimuler ma compassion, je dis avec enthousiasme, comme pour conclure un marchandage :
- Dans ces conditions, d’accord !

Assez rapidement, je devins son amant. Et je ne crois pas m’être laissé faire par simple pitié. C’était une femme d’une intelligence brillante, cultivée, et nous passions des heures à discuter de littérature et d’étymologie. Malgré mon inexpérience dans les arts de l’amour, j’arrivais avec un peu de concentration à oublier la paralysie de ses jambes suffisamment pour lui donner un certain plaisir et ne pas trop m’ennuyer moi-même. Je fis aussi tant de progrès en grec que l’on me prit bientôt pour un Athénien. Popi n’avait en effet ni l’accent juif de son père, ni celui de Salonique. Je calquais ma prononciation sur la sienne et elle avait l’accent athénien de sa défunte mère. Entre nous deux se tissait une amitié excluant toute possibilité de dérive passionnelle, une liaison intellectuelle agrémentée d’une certaine complicité sensuelle. Popi était de dix ans mon aînée et ne cherchait jamais à le cacher, bien au contraire. J’étais ainsi confortablement tenu à ma place de gentil jeune ami avec un côté chevalier servant qui ne me déplaisait aucunement. Cette sorte de contrat me laissait largement le temps de vaquer à mon travail et mes distractions universitaires. Ensemble nous fréquentions à la plage de Sainte Catherine, un village assez éloigné sur la route côtière vers la Chalcidique, et de plus uniquement en semaine pour éviter la foule du dimanche. Elle conduisait son automobile spéciale avec le même style qu’une Grecque valide, c’est à dire extrêmement vite. Et dans la mer, elle nageait comme une sirène. Nous allions toujours près du poste de secouristes où la rampe en béton pour la mise à l’eau du canot de sauvetage permettait à Popi d’avancer jusque dans l’eau avec son fauteuil et d’en ressortir facilement. Le soir, par temps chaud, nous prenions le frais dans le bois de Seikh-Sou sur les collines derrière l’acropole. Parfois nous sacrifiions au rituel méditerranéen de la volta, la promenade du soir, et à Salonique elle se fait sur le quai long de plusieurs kilomètres à partir de la Tour Blanche. Je poussais le fauteuil roulant, elle plaisantait, nous riions. Les gens nous regardaient et nous en tirions de l’orgueil, chacun à sa façon. J’étais fier d’être admiré pour ma serviabilité et elle de s’afficher avec un compagnon.

Dans le même temps, je pris soin d’avoir également une relation sympathique avec le père. Après tout, c’était aussi sous son toit que je logeais et d’autre part il me faisait de la peine car je le sentais seul et bien malheureux à cause de l’hostilité de sa fille. C’était avec lui que je dînais le plus souvent. Il dînait fort tard après la fermeture tardive de sa maroquinerie, car il continuait à vivre selon l’ancien rythme grec de l’emploi du temps traditionnel : lever très matinal, déjeuner presque dans l’après-midi, sieste, deuxième partie de la journée de travail, dîner peu avant minuit. Il me parlait beaucoup : de son métier surtout et de ses origines judéo-espagnoles de Rhodes, où ses ancêtres s’étaient établis au seizième siècle pour fuir les persécutions de l’Espagne catholique. Ses parents s’étaient installés en 1910 à Istanbul, ce qui leur avait évité la déportation pendant la deuxième guerre mondiale. La maroquinerie de Salonique appartenait à la famille de son épouse qui en avait hérité et c’est comme cela qu’il s’était installé avec elle dans cette ville.
Parfois il s’interrompait, scrupuleux, en me disant :
- Bah ! Je te fatigue avec ces souvenirs… On pourrait en faire un roman épais comme ça !
Mais je trouvais toujours des questions à lui poser et mon intérêt le remplissait de joie. De même, l’habitude que j’avais prise de l’appeler Papa lui apportait assurément un grand réconfort. Nous allions ensemble à la pêche du côté de Sainte-Trinité, spécialement les jours où la mer était agitée et le temps incertain, quand les plages étaient désertes et la mer poissonneuse. En lançant les lignes le plus loin possible et les cannes plantées dans le sable, nous faisions assez souvent de belles prises. Un jour, un orage éclata sur nous si subitement que, le temps de nous réfugier au café Yannis, nous étions trempés. Le patron, un ami de Papa, nous procura des vêtements secs. Je grelottais tellement que j’acceptai sans réticence une boisson atrocement alcoolisée au goût nettement pharmaceutique. Yannis attendit que Papa m’eût fait avaler le troisième on peut-être quatrième verre pour dire que c’était de l’absinthe.
- Avec ça, dit-il, impossible de s’enrhumer !
Je fus immédiatement complètement ivre. Ma tête roulait dans tous les sens et le monde dans tous les autres sens inverses. Papa s’inquiéta :
- Hé, mais ma parole, je parie que tu ne bois jamais ! Tu aurais dû nous le dire voyons ! Tu ne vas pas être malade, dis ? Yannis, donne-lui une pita ou quelque chose de solide à manger !
Sur ce, la femme de Yannis, véritable patronne du café, survint en levant les bras au ciel :
- Mais vous êtes fous vous deux d’avoir fait boire ce pauvre gosse ! Vous voulez l’empoisonner ? Allons, il faut l’allonger sur la chaise longue, là dans le coin… Mais allez-y doucement, espèce de brutes, c’est pas un sac de farine ! Pauvre petit, il est tout blanc…
On me couvrit d’une épaisse couverture parfumée. J’étais allongé près de la baie vitrée donnant sur la mer, je me sentais je ne sais comment mais c’était bien. Papa me dévisagea, inquiet, et pour le rassurer je trouvai la force de lui sourire béatement. Il prit place à côté de moi face à la mer également sur une chaise longue Je reprenais conscience et mon vertige s’estompait lentement mais je ne voulus pas le montrer tout de suite. En effet, j’avais une idée derrière la tête et je voulais profiter de la situation où je me trouvais qui me donnait une bonne excuse pour dire ou demander des choses que je n’avais pas osé aborder auparavant. Je commençai par divaguer un peu, pour faire croire à Papa que j’étais vraiment très enivré et peu responsable de mes propos :
- T’as vu celui-là, il est gros hein ?
- Quoi ? demanda Papa.
- Le p… le poisson… hic… là, dans la grande vague, tu vois pas ?
Je ris bêtement et il s’esclaffa aussi. Après quelques âneries du même genre, je demandai doucement :
- Pourquoi êtes-vous fâchés, Popi et toi ?
Son visage resta figé, il soupira longuement, comme pour avoir le temps de réfléchir. Il prit son élan puis s’arrêta, semblant chercher les mots, puis il expliqua :
- Nous avons eu un accident de voiture. Ma femme est morte, Popi est restée paralysée… moi je n’ai eu qu’une côte cassée. Mais il aurait mieux valu que je meure à la place de ma femme. Car depuis, Popi me rend coupable de l’accident. Elle pense que j’étais ivre. Nous revenions d’une noce. Ma femme a voulu conduire mais je n’ai pas voulu. Elle n’avait bu que de l’eau, moi j’avais bu un peu de vin mais pas beaucoup…
- Combien ?
- Pas beaucoup. Je ne me souviens plus mais ça allait très bien. Alors après un virage, sur la route de montagne près de Kastoria, on a croisé un camion qui roulait beaucoup trop à sa gauche, comme souvent, les camions, tu sais, dans les virages en côte… Et moi au lieu de freiner, je suis passé quand même, j’étais sûr que ça allait passer. J’en suis encore sûr aujourd’hui, le chauffeur du camion, c’est lui qui a mal réagit. S’il avait gardé la même trajectoire, on serait passé. Mais là, je ne sais pas, il a peut-être paniqué ou alors il était trop chargé et il a dévié à cause du virage. On s’est accroché par le côté, ça nous a envoyé notre voiture contre les rochers à droite. Ma femme est morte sur le coup. Et Popi…
Il s’arrêta brusquement puis fit avec la main un geste de dépit ou de rejet qui voulait peut-être dire qu’il n’avait plus envie de continuer. Son front restait creusé par d’épaisses rides coupées par une profonde fosse verticale entre les sourcils. Ses yeux étaient humides de larmes qui ne coulaient pas. Je voulais savoir :
- Qu’est-ce qu’elle a exactement ?
Il répondit avec une voix tremblante :
- Rien…
- Quoi ?
- Elle a eu quelques bosses et quelques bleus, c’est tout.
- Mais elle ne marche plus ! Sa colonne vertébrale a été…
- Non. Non, elle n’a rien. Les médecins en sont sûrs. Ils m’ont montré toutes les radios, les scanners, les tests, les examens. Ce qu’elle a, c’est uniquement un traumatisme psychologique…
J’étais complètement ébahi par cette révélation ! Jamais je n’aurais cru cela possible, moi qui avais eu tant de mal admettre que Popi était définitivement dans un fauteuil roulant, moi qui avais du livrer un combat secret avec ma raison, avec mon cœur et mon orgueil, pour finalement me résigner à l’idée que Popi resterait handicapée toute sa vie et que je ne pourrais jamais la faire remarcher ! Je n’avais donc rien compris d’elle.
Papa voyait bien que j’avais du mal à réaliser et ajouta :
- C’est sa façon de me punir. Elle est convaincue que j’avais trop bu ce jour-là et que c’est de ma faute si sa mère est morte.
Pour ma part, je n’avais pas encore repris mes esprits et mes idées s’enchaînaient difficilement. Au trouble de l’absinthe s’ajoutait la confusion de mes idées. Je voulus tout de même articuler mes bonnes intentions. Croyant bien faire, je m’imaginais pouvoir à moi seul les réconcilier. Je me voyais déjà en sauveur, comme un messie de la paix en quelque sorte. Et c’est alors que je fis une énorme erreur :
- En général, ce qui empêche une réconciliation, c’est la rupture du dialogue. Il faudrait premièrement expliquer à Popi que parfois il arrive à un homme de boire juste un tout petit peu trop, mais si peu en trop qu’il ne s’en rend pas compte. C’est très fréquent et…
- Mais je n’avais PAS trop bu !
-… ce qui a fait votre malheur, c’est ce problème avec le camion. Sinon, le trajet aurait très bien pu se passer normalement et …
- Non, c’est faux, je n’avais PAS trop bu : Toi aussi tu m’accuses maintenant, hein ? Ah, elle t’a bien embobiné et vous êtes tous les deux contre moi ! Tous contre moi ! Vous voulez me faire avouer que j’étais ivre !
En disant cela, il s’était levé d’un bond et faisait face à la mer. J’essayais lamentablement de m’extraire également de ma chaise longue et je lui dis :
- Si tu veux, je parlerai à Popi et je lui dirai que tu étais… que tu n’étais pas…
Il se retourna brusquement et me saisit par les épaules, me souleva d’un seul coup pour me mettre sur pieds et je me retrouvai debout face à lui. J’aurais voulu ajouter un tas de choses rassurantes et consolatrices mais la douleur, la colère exprimée par son visage me noua la gorge. C’est lui qui parla, en insistant bien sur chaque mot :
- Je n’ai pas à demander pardon. Je ne suis pas coupable. Je ne demanderai jamais pardon. C’est ça que tu pourras lui dire. Est-ce que c’est bien compris ?
Sa dureté m’impressionna tellement que je me sentis rougir. Il appuya fortement son index sous mon menton pour me forcer à relever mon regard vers le sien et répéta :
- Compris ?
Pour toute réponse, je ne réussis qu’à retenir un hoquet.
Puis il se dirigea vers sa camionnette mais après quelques pas il s’aperçut que je ne suivais pas. En effet, j’étais resté sur place et dans un vertige je me tenais la tête des deux mains. Papa me prit fermement par le bras et m’engouffra dans un véhicule. Pendant le trajet, je me sentais très mal, ne sachant si c’était dû uniquement à l’alcool ou également à l’impression d’avoir tout gâché : la confiance et l’affection de Papa, la possibilité de le réconcilier avec Popi. Entre nous se fit un silence insupportable. Était-il définitivement fâché contre moi à présent ? Si je lui parlais, allait-il me répondre ? Je fis une tentative. En me retournant vers la plage, je dis :
- Les cannes !…
- Quoi ?
- On a oublié les cannes à pêche sur la plage !
Après un moment de réflexion, il dit posément :
- Oui, et bien, je téléphonerai à Yannis pour qu’il les récupère.

D’habitude je racontais à Popi tout ce que je faisais avec son père. Elle écoutait sans intérêt, ou plutôt, elle s’efforçait de ne pas paraître intéressée. Elle ne posait jamais de question, ne faisait aucun commentaire. Le jour suivant, j’étais presque décidé à lui dire également comment Papa m’avait décrit l’accident de voiture. Je ne voulais toutefois pas mentionner ce que Papa m’avait révélé sur la cause psychologique de la paralysie de Popi. En fait, mon intuition me dit qu’il valait mieux d’abord amener Popi à raconter l’accident à sa façon avant de lui dire la version de Papa. J’avais remarqué qu’elle avait tendance à se confier assez facilement après avoir fait l’amour. Elle parlait de son enfance, de sa mère J’arrivai donc assez facilement à la faire parler de cette tragédie. Pendant qu’elle me tint presque les mêmes propos que son père, je regardais la photo de sa mère dans un cadre blanc posé sur la commode. C’est alors que me vint une idée que je crue géniale : j’allais pouvoir utiliser le souvenir de la mère, de l’épouse, cette femme que le père et la fille adoraient tant, au-delà de sa mort. Oui, me dis-je, fier de ma découverte avec tout l’orgueil vaniteux de ma jeunesse, moi le fin psychologue, plus habille que d’autres, voilà comment j’allais réparer la relation père-fille, par ce trait d’union, ce deuil commun. Popi avait fini de raconter. J’avais à peine écouté et je dis :
- Elle était très belle, tu lui ressembles beaucoup…
Popi regardait avec tendresse le portrait de sa mère. Elle me la décrivit comme une femme au grand cœur, d’un caractère fort et généreux, une mère tendre et parfaite, dont la sérénité communicative n’était troublée que par le regret de ne pas avoir pu faire d’autres enfants, au moins un fils. Je saisis l’occasion de ce moment d’intimité et de commémoration pour dire avec douceur :
- Ta maman n’aurait sûrement pas voulu que tu restes fâchée contre ton père.
Popi ne répondit pas. Je n’osai pas la regarder tout de suite pour voir sa réaction. Je ne savais rien de ses convictions religieuses et j’ignorais si elle croyait en une vie de l’âme des défunts dans l’au-delà, mais je pris le risque d’ajouter :
- Là où elle est, ta mère n’est sûrement pas heureuse que tu en veuilles à ton père. Cela lui ferait plaisir si…
- Est qu’est-ce que tu en sais toi ?
Sa voix fut méconnaissable, effrayante, dure et sèche. Elle ne regardait plus la photographie de sa mère mais me fixait de ses yeux sombres et féroces avec cette même méchanceté qu’envers son père. Elle riposta :
- Pour qui te prends-tu pour juger tout cela ? C’est LUI qui l’a tuée !
Sa colère l’étranglait. Je trouvai son agressivité si absurde, si violemment démesuré, que je ne pus m’empêcher d’objecter :
- Voyons Popi, tu exagères ! Il n’était pas ivre mort tout de même…
- Il avait trop bu !
- Mais non, il avait seulement…
- Il avait trop bu !
- … il avait bu comme on boit à un repas copieux, pas plus ni moins et…
- Il avait trop bu et il s’est entêté à vouloir conduire quand même !
- S’il n’y avait pas eu ce camion, il n’y aurait pas eu d’accident. C’est donc plutôt de la faute de ce camionneur qui roulait trop à gauche et…
- Ça suffit, espèce d’imbécile ! Cela ne te regarde pas, c’est compris ? Fiche le camp ! Fiche le camp tout de suite !
Je restai pétrifié par la haine qui faisaient siffler les mots entre ses dents, déformant son visage. Elle réussit de son fauteuil à m’asséner une gifle cruelle. Je fus bouleversé par son attitude que je ressentis comme extrêmement égoïste. Je me donnais toutes les peines du monde pour rétablir leur bonheur familial et voilà qu’elle me rejetait sans ménagement. Je réalisais d’ailleurs qu’elle ne m’avait jamais questionné sur ma famille à moi. Aveuglée par sa rancœur, elle se tenait repliée sur elle-même, cultivant son handicap, un bon prétexte pour ne pas se donner le mal de comprendre les sentiments d’autrui, ceux de son père, les miens. Oh, tant d’indifférence !… Je me sentis soudain sans force. Tout à coup elle m’apparut comme j’aurais dû la voir avec plus de réalisme : glaciale et sans aucune capacité de compassion, estropiée de l’âme. Je sentis une envie de pleurer en énormes sanglots qui montait du fond de mon cœur et je ne pus bégayer que ces quelques bribes avant de m’éclipser :
- Nous avons tout de même un point commun, Popi : toi tu n’as plus de mère et moi je n’ai plus de père.
Je n’eus pas la force d’en dire plus, de raconter comment mon père était mort dans un attentat à la bombe il y avait dix ans de cela, alors qu’il était en mission de paix en Irlande du Nord comme médiateur pour le Conseil de l’Europe. Je courus dans l’escalier pour monter dans ma chambre, tout me semblait désespérément brisé. Je me trouvais minable d’avoir nourri ces deux illusions : celles d’être adopté par cette petite famille et celle d’être capable de la réparer tel un ange salvateur. Dans mon désarroi, je me mis à penser que sur un point, Popi avait raison : après tout, je n’avais aucun droit de me mêler de leurs problèmes. Et puisqu’ils refusaient tous les deux mon aide, il ne me restait plus qu’à me retirer, honteux non pas tant de mon échec que de ma naïveté et de la maladresse dont j’avais fait preuve dans ma tentative de médiation, dans ma méthode qui me paraissait maintenant bien puérile. Je fis donc mes bagages sans plus attendre et je quittai cette chambre, cet étage sous les toits où j’avais été chez moi, cette maison où j’étais devenu plus grec mais pas plus adulte.
En, sortant de l’immeuble, je savais parfaitement qu’il ne fallait pas se retourner, mais au bout de cinquante mètres sur le trottoir, une force brutal comme un choc électrique me fit jeter un dernier regard en arrière. Là, dans le soir, la vitrine chaleureuse de la maroquinerie dévoilait ses petits chefs-d’œuvre d’articles faits à la main, le luxe de l’enseigne lumineuse - on aurait dit celle d’une bijouterie parisienne - décorait avec goût la façade en coin de rue, contrastant avec les devantures criardes des autres magasins… Pourquoi diable me suis-je attardé à cet instant, une seconde de trop. Mes yeux se levèrent machinalement, par habitude, vers les fenêtres des appartements de Papa et Popi et là, juste à ce moment précis, ils regardaient également, chacun à son étage, et pour comble de malheur tous deux m’aperçurent. Ils comprirent évidemment en voyant mes bagages que je les quittais. Pris de panique, je me rendis compte si j’hésitais encore, je ne partirais plus. Je m’arrachai donc définitivement de ce lieu, de cette famille, et au moment où je m’élançai pour courir, j’entendis dans le bruit de la rue leurs voix, celle de Popi, celle de Papa, qui criaient :
- Nico ! Nico !…
En courant, je frappai à la porte d’un bus déjà en marche. Je devais avoir l’air affreusement angoissé pour que le chauffeur eu si pitié de moi qu’il s’arrêta malgré la circulation et me laissa monter. Le bus repartit aussitôt, la porte se referma, c’était fini.

Je ne sais comment ni pourquoi mais ma fuite m’emporta auprès de mon professeur de linguistique. Me voyant tellement agité, il m’hébergea chez lui et me fit tout raconter, ce qui me soulagea quelque peu. Il ne réussit pourtant pas à me dissuader de repartir pour Strasbourg dès le lendemain alors que mon année universitaire ne se terminait que deux semaines plus tard. J’avais vraiment trop besoin de rentrer au pays, retrouver ma mère, mon foyer habituel, et tout oublier.

Peu de temps après mon retour chez moi, je reçus une lettre… de Popi et Papa ! En me recherchant à l’université ils avaient rencontré mon professeur qui leur avait donné mon adresse. Papa et Popi m’annonçaient qu’ils s’étaient réconciliés grâce à moi. Ils m’en remerciaient et voulaient absolument me revoir. Mes études, puis mon travail, la vie… je ne suis retourné à Salonique que 9 ans plus tard. Popi avait épousé le professeur et bien sûr n’avait plus besoin de son fauteuil roulant depuis longtemps. Le professeur, avant d’épouser Popi, avait été divorcé et élevait ses deux enfants, un garçon et une fille qui s’entendaient très bien avec Popi, leur deuxième maman. Popi avait pris la direction de la maroquinerie, ils étaient heureux tous les quatre et sont restés mes amis. Je ne regrette qu’une chose : je n’ai pas pu revoir Papa, il était mort depuis peu. Pourquoi donc avais-je tardé à revenir ? Je maudis cette légèreté que l’on a à vingt ans lorsque l’on croit que tout le monde a toute la vie devant soi.

 
 
 

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