Je venais d’arriver à Thessalonique. Je ne savais pas
encore où me loger pour la première nuit. Je cherchais
l’auberge de jeunesse dont j’avais trouvé l’adresse dans
un très vieux guide touristique en grec, mais l’adresse
était erronée. En effet, il s’y trouvait un grand
magasin de maroquinerie sur plusieurs étages de
l’immeuble. Il était neuf heures du soir et j’étais
fatigué du voyage. Le maroquinier, un grand homme vif
aux cheveux blancs, m’indiqua la direction de l’auberge
de jeunesse dans la rue Sofia, de l’autre côté du centre
ville. Mais au moment où je le quittais en le remerciant,
il ajouta :
- Attends un peu… Là-bas c’est toujours complet. J’ai
une chambre à louer ici. Mon locataire vient de partir,
on n'a pas eu le temps de nettoyer mais ça devrait aller,
tu seras toujours mieux ici qu’à traîner en ville pour
chercher un toit. D’où viens-tu ?
- Je suis français.
- Quel âge as-tu ?
- Vingt ans.
- Tu parais plus jeune.
Ces deux questions m’ont été posées maintes fois pendant
tout mon séjour en Grèce. Une Grecque de Paris m’avait
prévenu :
- Tu verras, les Grecs demandent tout le temps l’origine
et l’âge des gens. C’est important pour eux mais je ne
sais pas pourquoi. Le maroquinier me conduisit au
cinquième et denier étage. Il me montra au passage la
douche et le W-C. à l’entresol. Un ascenseur montait
jusqu’au troisième occupé par une partie des ateliers et
un appartement. Le Maroquinier m’expliqua :
- Ma fille habite au troisième. Moi j’habite au
quatrième. Vous ferez sûrement connaissance, elle
s’appelle Popi, c'est-à-dire Pénélope. Et toi ?
- Nicolas.
- Ah… Nicolaos : c’est aussi un prénom grec. Bon, je
pense que tu seras bien ici. Mais que fais-tu à
Salonique ? Étudiant, bien sûr. Et tu étudies quoi ?
Là, le maroquinier, ne pouvant deviner, me laissa le
temps de répondre.
- Je viens pour étudier la littérature grecque et
enseigner le français aux étudiants grecs. En échange de
mes cours, l’université m’accueille gratuitement.
J’aurai une chambre là-bas demain. Pour cette nuit,
c’est gentil de votre part de m’héberger.
Le maroquinier me laissa seul. C’était une grande
chambre avec des meubles simples et vieux, un grand lit,
un bureau, une armoire à glace et un lavabo fendu. La
fenêtre donnait sur la cour du magasin, sinistre mais
silencieuse. Les bruits de la ville semblaient lointains
et sur les toits se croisaient les mouettes et les
goélands. Malgré ma fatigue, je me mis à explorer ce
cinquième étage. En fait, il n’y avait que ma chambre,
les autres pièces le long du couloir étroit, toutes
mansardées également, servaient de débarras. Il s’y
entassait dans un ordre relatif des rouleaux de cuir ou
de tissu, des articles sans finitions, d’autres très
poussiéreux probablement démodés, des cartons vides
pliés. Je tombai en admiration devant des soieries
suspendues en grands pans ou alignées en rouleaux
pesants. J’en admirais les couleurs et les textures dans
la pénombre du placard. Les tissus étouffaient les
bruits extérieurs et embaumaient un mélange d’eau de
lavande et de cèdre antimite. Soudain je sentis une
présence derrière moi. Quel idiot j’étais ! Le parquet
grinçait à tel point que bien évidemment le patron
demeurant juste en dessous n’avait pas manqué de
m’entendre déambuler dans ses placards. Je devinai que
c’était lui, bien sûr, c’était lui qui se tenait
maintenant derrière moi, arrivé sur la pointe des pieds
pour me surprendre en flagrant délit. Il pensait
certainement que j’essayais de voler quelque chose… Je
ne devais donc pas paniquer. Pourtant mon cœur se mit à
s’emballer et la peur me serra la gorge. Je ne devais
surtout pas me retourner brusquement et paraître effrayé
: c’eût été un signe de mauvaise conscience, un aveu. Je
replaçai donc lentement un damassé écru. Une latte du
parquet grinça derrière moi : oui, il y avait bien
quelqu’un. Ce n’était pas qu’une impression ou un effet
de mon imagination si souvent mensongère, cette
sensation que l’on ressent dans la nuque lorsque
quelqu’un derrière vous observe. Je me retournai le plus
naturellement possible. Le grand homme se tenait là,
emplissant entièrement la porte. Lorsqu’il s’avança vers
moi, je compris pourquoi je ne l’avais pas entendu
arriver plus distinctement : il était en chaussettes. Je
lui fis face et le regardai le plus innocemment du
monde, affichant un de ses sourires enfantins et
angéliques dont j’avais encore le secret à cette époque.
Ses yeux foncés et cernés se firent bienveillants. Il me
donna une petite tape sur la joue et me dit
paternellement :
- Si ça t’intéresse, je te montrerai tout, mais pas
maintenant. Je suis fatigué et toi aussi.
Soulagé du dénouement, je me contentai de dire bonne
nuit en filant vers ma chambre comme un petit garçon
qu’on envoie au lit. Je l’entendis éteindre les lumières
et partir.
Cette rencontre aurait pu s’arrêter ainsi. Le lendemain,
je lui aurais fait mes adieux en le remerciant et je
l’aurais quitté pour aller loger à l’université comme
prévu. Mais au matin, je rencontrai sa fille. Voici
comment.
Je me sentais sale et décidai de prendre une douche.
Après tout, j’étais invité alors pourquoi ne pas
profiter de tout le confort, d’autant que je ne savais
pas ce que pouvait offrir un foyer d’étudiants dans ce
pays. Le cabinet de douche, situé entre le troisième et
le quatrième étage, était assez étroit et surtout ne
comportait rien pour accrocher les affaires au sec. Je
posai donc vêtements et serviette sur la rampe
d’escalier face à la porte. Mais en ressortant de la
douche je vis que tout était tombé sur le palier plus
bas. Je n’eus pas besoin de descendre car justement mon
hôte venait de les ramasser et me les remonta. Il me
souhaita bonjour, me demanda si j’avais bien dormi, je
lui répondis en m’essuyant. Il continuait à regarder ma
nudité et dit en faisant allusion à ma maigreur
estudiantine :
- Tu devrais faire du sport. Il ne faut pas seulement
s’occuper du cerveau, tu sais, les muscles, ça compte
aussi pour un homme !
Et comme à son habitude, il ne me laissa pas le temps de
répondre et ajouta :
- Je parie que tu es pressé d’aller à l’université ! À
propos, sais-tu que cette université, la grande
université Aristote de Thessalonique est construite sur
le cimetière juif détruit pendant l’occupation allemande
?
Il me dit cela sur un ton que je prenais, peut être à
cause de ma faible pratique de la langue grecque et de
son accent particulier, comme un ton dur et amer.
J’essayai de soutenir son regard mais mes yeux me
brûlaient, embués par un reste de savon. Sa révélation
macabre me pétrifia. Soudain retentit une voix féminine
:
- Laisse-le !
Je sursautai. C’était une femme d’une trentaine d’année
très brune, replète, à la peau très blanche, habillée
tout en noir et dans un fauteuil roulant. Je sus tout de
suite que c’était la fille du maroquinier. Elle se
tenait là, juste en bas des cinq marches et elle recula
d’un ou deux mètres pour faire passer son père, lui
signifiant ainsi qu’il devait partir. La vue de cette
charmante personne tellement handicapée me choqua.
J’essayai de me persuader qu’il ne s’agissait que d’une
convalescence et je cherchai à en deviner quelqu’indice.
Mais un autre détail me frappa alors : le père se retira,
descendit rapidement, la tête basse. Que signifiait ceci
? Quelles relations entre une fille et son père
pouvaient justifier ces comportements ? Quelle hostilité
de la fille envers le vieil homme ! Elle s’adressa à moi
brièvement :
- Tu vas prendre froid, il y a des courants d’air.
Stupidement, je compris qu’elle voulait que je ferme la
fenêtre de l’entresol, ce que je fis. Lorsque je me
retournai à nouveau vers elle, je réalisai que j’étais
encore complètement nu. Elle continuait à m’observer
sans détours et demanda :
- Tu es le nouveau locataire ?
Je me mis à m’habiller le moins hâtivement possible car
je ne voulais pas laisser paraître ma gêne. Ce faisant,
je répondis :
- Votre père m’a prêté la chambre pour une nuit. Je vais
maintenant loger à l’université et…
- On y est très mal logé, c’est sale et bruyant.
Je compris immédiatement qu’elle voulait me retenir. Ces
personnages, ce lieu singulier, tout cela faisait naître
en moi une curiosité qui surpassa rapidement le malaise
indéfinissable que je ressentais également. Je crus
qu’il y avait là de quoi écrire une histoire.
La jeune femme avait déjà tourné le dos et repartait
dans son appartement en manœuvrant son fauteuil avec
adresse. Je sus alors qu’elle s’en servait depuis
longtemps. Elle me dit en continuant à avancer :
- Viens m’aider s’il te plaît, il faudrait déplacer une
table chez moi.
Pendant que je lui rendais ce service, elle me répéta
que je serai mieux ici qu’à l’université. Elle me remit
une clé de l’entrée arrière de l’immeuble :
- Par l’escalier arrière, il n’y a pas d’ascenseur, mais
toi, tu n’en as pas besoin, tu as de bonnes jambes, et
puis c’est moins compliqué que d’ouvrir les portes
principales du magasin quand tu rentreras après la
fermeture. Ne ramène pas trop de petites amies…
Ne sachant que répondre, je fis en hésitant :
- C’est que… à la fac, mon hébergement était gratuit…
enfin en échange, je devais donner des cours de français…
- Et bien tu les feras là-bas tes cours, Monsieur le
Professeur, et ce sera gratuit ici…
Sans pause, elle ajouta, m’enlevant l’occasion
d’exprimer un refus poli ou un remerciement embarrassé :
- Et en échange, tu m’aideras pour des bricoles, du
rangement et…
À ce moment, sa voix jusqu’alors directive se fit très
légèrement plus douce, avec une différence à peine
perceptible, une émotion masquée :
-… tu viendras me parler.
J’eus l’impression d’y déceler une supplique. Pour
dissimuler ma compassion, je dis avec enthousiasme,
comme pour conclure un marchandage :
- Dans ces conditions, d’accord !
Assez rapidement, je devins son amant. Et je ne crois
pas m’être laissé faire par simple pitié. C’était une
femme d’une intelligence brillante, cultivée, et nous
passions des heures à discuter de littérature et
d’étymologie. Malgré mon inexpérience dans les arts de
l’amour, j’arrivais avec un peu de concentration à
oublier la paralysie de ses jambes suffisamment pour lui
donner un certain plaisir et ne pas trop m’ennuyer
moi-même. Je fis aussi tant de progrès en grec que l’on
me prit bientôt pour un Athénien. Popi n’avait en effet
ni l’accent juif de son père, ni celui de Salonique. Je
calquais ma prononciation sur la sienne et elle avait
l’accent athénien de sa défunte mère. Entre nous deux se
tissait une amitié excluant toute possibilité de dérive
passionnelle, une liaison intellectuelle agrémentée
d’une certaine complicité sensuelle. Popi était de dix
ans mon aînée et ne cherchait jamais à le cacher, bien
au contraire. J’étais ainsi confortablement tenu à ma
place de gentil jeune ami avec un côté chevalier servant
qui ne me déplaisait aucunement. Cette sorte de contrat
me laissait largement le temps de vaquer à mon travail
et mes distractions universitaires. Ensemble nous
fréquentions à la plage de Sainte Catherine, un village
assez éloigné sur la route côtière vers la Chalcidique,
et de plus uniquement en semaine pour éviter la foule du
dimanche. Elle conduisait son automobile spéciale avec
le même style qu’une Grecque valide, c’est à dire
extrêmement vite. Et dans la mer, elle nageait comme une
sirène. Nous allions toujours près du poste de
secouristes où la rampe en béton pour la mise à l’eau du
canot de sauvetage permettait à Popi d’avancer jusque
dans l’eau avec son fauteuil et d’en ressortir
facilement. Le soir, par temps chaud, nous prenions le
frais dans le bois de Seikh-Sou sur les collines
derrière l’acropole. Parfois nous sacrifiions au rituel
méditerranéen de la volta, la promenade du soir, et à
Salonique elle se fait sur le quai long de plusieurs
kilomètres à partir de la Tour Blanche. Je poussais le
fauteuil roulant, elle plaisantait, nous riions. Les
gens nous regardaient et nous en tirions de l’orgueil,
chacun à sa façon. J’étais fier d’être admiré pour ma
serviabilité et elle de s’afficher avec un compagnon.
Dans le même temps, je pris soin d’avoir également une
relation sympathique avec le père. Après tout, c’était
aussi sous son toit que je logeais et d’autre part il me
faisait de la peine car je le sentais seul et bien
malheureux à cause de l’hostilité de sa fille. C’était
avec lui que je dînais le plus souvent. Il dînait fort
tard après la fermeture tardive de sa maroquinerie, car
il continuait à vivre selon l’ancien rythme grec de
l’emploi du temps traditionnel : lever très matinal,
déjeuner presque dans l’après-midi, sieste, deuxième
partie de la journée de travail, dîner peu avant minuit.
Il me parlait beaucoup : de son métier surtout et de ses
origines judéo-espagnoles de Rhodes, où ses ancêtres
s’étaient établis au seizième siècle pour fuir les
persécutions de l’Espagne catholique. Ses parents
s’étaient installés en 1910 à Istanbul, ce qui leur
avait évité la déportation pendant la deuxième guerre
mondiale. La maroquinerie de Salonique appartenait à la
famille de son épouse qui en avait hérité et c’est comme
cela qu’il s’était installé avec elle dans cette ville.
Parfois il s’interrompait, scrupuleux, en me disant :
- Bah ! Je te fatigue avec ces souvenirs… On pourrait en
faire un roman épais comme ça !
Mais je trouvais toujours des questions à lui poser et
mon intérêt le remplissait de joie. De même, l’habitude
que j’avais prise de l’appeler Papa lui apportait
assurément un grand réconfort. Nous allions ensemble à
la pêche du côté de Sainte-Trinité, spécialement les
jours où la mer était agitée et le temps incertain,
quand les plages étaient désertes et la mer poissonneuse.
En lançant les lignes le plus loin possible et les
cannes plantées dans le sable, nous faisions assez
souvent de belles prises. Un jour, un orage éclata sur
nous si subitement que, le temps de nous réfugier au
café Yannis, nous étions trempés. Le patron, un ami de
Papa, nous procura des vêtements secs. Je grelottais
tellement que j’acceptai sans réticence une boisson
atrocement alcoolisée au goût nettement pharmaceutique.
Yannis attendit que Papa m’eût fait avaler le troisième
on peut-être quatrième verre pour dire que c’était de
l’absinthe.
- Avec ça, dit-il, impossible de s’enrhumer !
Je fus immédiatement complètement ivre. Ma tête roulait
dans tous les sens et le monde dans tous les autres sens
inverses. Papa s’inquiéta :
- Hé, mais ma parole, je parie que tu ne bois jamais !
Tu aurais dû nous le dire voyons ! Tu ne vas pas être
malade, dis ? Yannis, donne-lui une pita ou quelque
chose de solide à manger !
Sur ce, la femme de Yannis, véritable patronne du café,
survint en levant les bras au ciel :
- Mais vous êtes fous vous deux d’avoir fait boire ce
pauvre gosse ! Vous voulez l’empoisonner ? Allons, il
faut l’allonger sur la chaise longue, là dans le coin…
Mais allez-y doucement, espèce de brutes, c’est pas un
sac de farine ! Pauvre petit, il est tout blanc…
On me couvrit d’une épaisse couverture parfumée. J’étais
allongé près de la baie vitrée donnant sur la mer, je me
sentais je ne sais comment mais c’était bien. Papa me
dévisagea, inquiet, et pour le rassurer je trouvai la
force de lui sourire béatement. Il prit place à côté de
moi face à la mer également sur une chaise longue Je
reprenais conscience et mon vertige s’estompait
lentement mais je ne voulus pas le montrer tout de
suite. En effet, j’avais une idée derrière la tête et je
voulais profiter de la situation où je me trouvais qui
me donnait une bonne excuse pour dire ou demander des
choses que je n’avais pas osé aborder auparavant. Je
commençai par divaguer un peu, pour faire croire à Papa
que j’étais vraiment très enivré et peu responsable de
mes propos :
- T’as vu celui-là, il est gros hein ?
- Quoi ? demanda Papa.
- Le p… le poisson… hic… là, dans la grande vague, tu
vois pas ?
Je ris bêtement et il s’esclaffa aussi. Après quelques
âneries du même genre, je demandai doucement :
- Pourquoi êtes-vous fâchés, Popi et toi ?
Son visage resta figé, il soupira longuement, comme pour
avoir le temps de réfléchir. Il prit son élan puis
s’arrêta, semblant chercher les mots, puis il expliqua :
- Nous avons eu un accident de voiture. Ma femme est
morte, Popi est restée paralysée… moi je n’ai eu qu’une
côte cassée. Mais il aurait mieux valu que je meure à la
place de ma femme. Car depuis, Popi me rend coupable de
l’accident. Elle pense que j’étais ivre. Nous revenions
d’une noce. Ma femme a voulu conduire mais je n’ai pas
voulu. Elle n’avait bu que de l’eau, moi j’avais bu un
peu de vin mais pas beaucoup…
- Combien ?
- Pas beaucoup. Je ne me souviens plus mais ça allait
très bien. Alors après un virage, sur la route de
montagne près de Kastoria, on a croisé un camion qui
roulait beaucoup trop à sa gauche, comme souvent, les
camions, tu sais, dans les virages en côte… Et moi au
lieu de freiner, je suis passé quand même, j’étais sûr
que ça allait passer. J’en suis encore sûr aujourd’hui,
le chauffeur du camion, c’est lui qui a mal réagit. S’il
avait gardé la même trajectoire, on serait passé. Mais
là, je ne sais pas, il a peut-être paniqué ou alors il
était trop chargé et il a dévié à cause du virage. On
s’est accroché par le côté, ça nous a envoyé notre
voiture contre les rochers à droite. Ma femme est morte
sur le coup. Et Popi…
Il s’arrêta brusquement puis fit avec la main un geste
de dépit ou de rejet qui voulait peut-être dire qu’il
n’avait plus envie de continuer. Son front restait
creusé par d’épaisses rides coupées par une profonde
fosse verticale entre les sourcils. Ses yeux étaient
humides de larmes qui ne coulaient pas. Je voulais
savoir :
- Qu’est-ce qu’elle a exactement ?
Il répondit avec une voix tremblante :
- Rien…
- Quoi ?
- Elle a eu quelques bosses et quelques bleus, c’est
tout.
- Mais elle ne marche plus ! Sa colonne vertébrale a
été…
- Non. Non, elle n’a rien. Les médecins en sont sûrs.
Ils m’ont montré toutes les radios, les scanners, les
tests, les examens. Ce qu’elle a, c’est uniquement un
traumatisme psychologique…
J’étais complètement ébahi par cette révélation ! Jamais
je n’aurais cru cela possible, moi qui avais eu tant de
mal admettre que Popi était définitivement dans un
fauteuil roulant, moi qui avais du livrer un combat
secret avec ma raison, avec mon cœur et mon orgueil,
pour finalement me résigner à l’idée que Popi resterait
handicapée toute sa vie et que je ne pourrais jamais la
faire remarcher ! Je n’avais donc rien compris d’elle.
Papa voyait bien que j’avais du mal à réaliser et ajouta
:
- C’est sa façon de me punir. Elle est convaincue que
j’avais trop bu ce jour-là et que c’est de ma faute si
sa mère est morte.
Pour ma part, je n’avais pas encore repris mes esprits
et mes idées s’enchaînaient difficilement. Au trouble de
l’absinthe s’ajoutait la confusion de mes idées. Je
voulus tout de même articuler mes bonnes intentions.
Croyant bien faire, je m’imaginais pouvoir à moi seul
les réconcilier. Je me voyais déjà en sauveur, comme un
messie de la paix en quelque sorte. Et c’est alors que
je fis une énorme erreur :
- En général, ce qui empêche une réconciliation, c’est
la rupture du dialogue. Il faudrait premièrement
expliquer à Popi que parfois il arrive à un homme de
boire juste un tout petit peu trop, mais si peu en trop
qu’il ne s’en rend pas compte. C’est très fréquent et…
- Mais je n’avais PAS trop bu !
-… ce qui a fait votre malheur, c’est ce problème avec
le camion. Sinon, le trajet aurait très bien pu se
passer normalement et …
- Non, c’est faux, je n’avais PAS trop bu : Toi aussi tu
m’accuses maintenant, hein ? Ah, elle t’a bien embobiné
et vous êtes tous les deux contre moi ! Tous contre moi
! Vous voulez me faire avouer que j’étais ivre !
En disant cela, il s’était levé d’un bond et faisait
face à la mer. J’essayais lamentablement de m’extraire
également de ma chaise longue et je lui dis :
- Si tu veux, je parlerai à Popi et je lui dirai que tu
étais… que tu n’étais pas…
Il se retourna brusquement et me saisit par les épaules,
me souleva d’un seul coup pour me mettre sur pieds et je
me retrouvai debout face à lui. J’aurais voulu ajouter
un tas de choses rassurantes et consolatrices mais la
douleur, la colère exprimée par son visage me noua la
gorge. C’est lui qui parla, en insistant bien sur chaque
mot :
- Je n’ai pas à demander pardon. Je ne suis pas
coupable. Je ne demanderai jamais pardon. C’est ça que
tu pourras lui dire. Est-ce que c’est bien compris ?
Sa dureté m’impressionna tellement que je me sentis
rougir. Il appuya fortement son index sous mon menton
pour me forcer à relever mon regard vers le sien et
répéta :
- Compris ?
Pour toute réponse, je ne réussis qu’à retenir un
hoquet.
Puis il se dirigea vers sa camionnette mais après
quelques pas il s’aperçut que je ne suivais pas. En
effet, j’étais resté sur place et dans un vertige je me
tenais la tête des deux mains. Papa me prit fermement
par le bras et m’engouffra dans un véhicule. Pendant le
trajet, je me sentais très mal, ne sachant si c’était dû
uniquement à l’alcool ou également à l’impression
d’avoir tout gâché : la confiance et l’affection de
Papa, la possibilité de le réconcilier avec Popi. Entre
nous se fit un silence insupportable. Était-il
définitivement fâché contre moi à présent ? Si je lui
parlais, allait-il me répondre ? Je fis une tentative.
En me retournant vers la plage, je dis :
- Les cannes !…
- Quoi ?
- On a oublié les cannes à pêche sur la plage !
Après un moment de réflexion, il dit posément :
- Oui, et bien, je téléphonerai à Yannis pour qu’il les
récupère.
D’habitude je racontais à Popi tout ce que je faisais
avec son père. Elle écoutait sans intérêt, ou plutôt,
elle s’efforçait de ne pas paraître intéressée. Elle ne
posait jamais de question, ne faisait aucun commentaire.
Le jour suivant, j’étais presque décidé à lui dire
également comment Papa m’avait décrit l’accident de
voiture. Je ne voulais toutefois pas mentionner ce que
Papa m’avait révélé sur la cause psychologique de la
paralysie de Popi. En fait, mon intuition me dit qu’il
valait mieux d’abord amener Popi à raconter l’accident à
sa façon avant de lui dire la version de Papa. J’avais
remarqué qu’elle avait tendance à se confier assez
facilement après avoir fait l’amour. Elle parlait de son
enfance, de sa mère J’arrivai donc assez facilement à la
faire parler de cette tragédie. Pendant qu’elle me tint
presque les mêmes propos que son père, je regardais la
photo de sa mère dans un cadre blanc posé sur la
commode. C’est alors que me vint une idée que je crue
géniale : j’allais pouvoir utiliser le souvenir de la
mère, de l’épouse, cette femme que le père et la fille
adoraient tant, au-delà de sa mort. Oui, me dis-je, fier
de ma découverte avec tout l’orgueil vaniteux de ma
jeunesse, moi le fin psychologue, plus habille que
d’autres, voilà comment j’allais réparer la relation
père-fille, par ce trait d’union, ce deuil commun. Popi
avait fini de raconter. J’avais à peine écouté et je dis
:
- Elle était très belle, tu lui ressembles beaucoup…
Popi regardait avec tendresse le portrait de sa mère.
Elle me la décrivit comme une femme au grand cœur, d’un
caractère fort et généreux, une mère tendre et parfaite,
dont la sérénité communicative n’était troublée que par
le regret de ne pas avoir pu faire d’autres enfants, au
moins un fils. Je saisis l’occasion de ce moment
d’intimité et de commémoration pour dire avec douceur :
- Ta maman n’aurait sûrement pas voulu que tu restes
fâchée contre ton père.
Popi ne répondit pas. Je n’osai pas la regarder tout de
suite pour voir sa réaction. Je ne savais rien de ses
convictions religieuses et j’ignorais si elle croyait en
une vie de l’âme des défunts dans l’au-delà, mais je
pris le risque d’ajouter :
- Là où elle est, ta mère n’est sûrement pas heureuse
que tu en veuilles à ton père. Cela lui ferait plaisir
si…
- Est qu’est-ce que tu en sais toi ?
Sa voix fut méconnaissable, effrayante, dure et sèche.
Elle ne regardait plus la photographie de sa mère mais
me fixait de ses yeux sombres et féroces avec cette même
méchanceté qu’envers son père. Elle riposta :
- Pour qui te prends-tu pour juger tout cela ? C’est LUI
qui l’a tuée !
Sa colère l’étranglait. Je trouvai son agressivité si
absurde, si violemment démesuré, que je ne pus
m’empêcher d’objecter :
- Voyons Popi, tu exagères ! Il n’était pas ivre mort
tout de même…
- Il avait trop bu !
- Mais non, il avait seulement…
- Il avait trop bu !
- … il avait bu comme on boit à un repas copieux, pas
plus ni moins et…
- Il avait trop bu et il s’est entêté à vouloir conduire
quand même !
- S’il n’y avait pas eu ce camion, il n’y aurait pas eu
d’accident. C’est donc plutôt de la faute de ce
camionneur qui roulait trop à gauche et…
- Ça suffit, espèce d’imbécile ! Cela ne te regarde pas,
c’est compris ? Fiche le camp ! Fiche le camp tout de
suite !
Je restai pétrifié par la haine qui faisaient siffler
les mots entre ses dents, déformant son visage. Elle
réussit de son fauteuil à m’asséner une gifle cruelle.
Je fus bouleversé par son attitude que je ressentis
comme extrêmement égoïste. Je me donnais toutes les
peines du monde pour rétablir leur bonheur familial et
voilà qu’elle me rejetait sans ménagement. Je réalisais
d’ailleurs qu’elle ne m’avait jamais questionné sur ma
famille à moi. Aveuglée par sa rancœur, elle se tenait
repliée sur elle-même, cultivant son handicap, un bon
prétexte pour ne pas se donner le mal de comprendre les
sentiments d’autrui, ceux de son père, les miens. Oh,
tant d’indifférence !… Je me sentis soudain sans force.
Tout à coup elle m’apparut comme j’aurais dû la voir
avec plus de réalisme : glaciale et sans aucune capacité
de compassion, estropiée de l’âme. Je sentis une envie
de pleurer en énormes sanglots qui montait du fond de
mon cœur et je ne pus bégayer que ces quelques bribes
avant de m’éclipser :
- Nous avons tout de même un point commun, Popi : toi tu
n’as plus de mère et moi je n’ai plus de père.
Je n’eus pas la force d’en dire plus, de raconter
comment mon père était mort dans un attentat à la bombe
il y avait dix ans de cela, alors qu’il était en mission
de paix en Irlande du Nord comme médiateur pour le
Conseil de l’Europe. Je courus dans l’escalier pour
monter dans ma chambre, tout me semblait désespérément
brisé. Je me trouvais minable d’avoir nourri ces deux
illusions : celles d’être adopté par cette petite
famille et celle d’être capable de la réparer tel un
ange salvateur. Dans mon désarroi, je me mis à penser
que sur un point, Popi avait raison : après tout, je
n’avais aucun droit de me mêler de leurs problèmes. Et
puisqu’ils refusaient tous les deux mon aide, il ne me
restait plus qu’à me retirer, honteux non pas tant de
mon échec que de ma naïveté et de la maladresse dont
j’avais fait preuve dans ma tentative de médiation, dans
ma méthode qui me paraissait maintenant bien puérile. Je
fis donc mes bagages sans plus attendre et je quittai
cette chambre, cet étage sous les toits où j’avais été
chez moi, cette maison où j’étais devenu plus grec mais
pas plus adulte.
En, sortant de l’immeuble, je savais parfaitement qu’il
ne fallait pas se retourner, mais au bout de cinquante
mètres sur le trottoir, une force brutal comme un choc
électrique me fit jeter un dernier regard en arrière.
Là, dans le soir, la vitrine chaleureuse de la
maroquinerie dévoilait ses petits chefs-d’œuvre
d’articles faits à la main, le luxe de l’enseigne
lumineuse - on aurait dit celle d’une bijouterie
parisienne - décorait avec goût la façade en coin de
rue, contrastant avec les devantures criardes des autres
magasins… Pourquoi diable me suis-je attardé à cet
instant, une seconde de trop. Mes yeux se levèrent
machinalement, par habitude, vers les fenêtres des
appartements de Papa et Popi et là, juste à ce moment
précis, ils regardaient également, chacun à son étage,
et pour comble de malheur tous deux m’aperçurent. Ils
comprirent évidemment en voyant mes bagages que je les
quittais. Pris de panique, je me rendis compte si
j’hésitais encore, je ne partirais plus. Je m’arrachai
donc définitivement de ce lieu, de cette famille, et au
moment où je m’élançai pour courir, j’entendis dans le
bruit de la rue leurs voix, celle de Popi, celle de
Papa, qui criaient :
- Nico ! Nico !…
En courant, je frappai à la porte d’un bus déjà en
marche. Je devais avoir l’air affreusement angoissé pour
que le chauffeur eu si pitié de moi qu’il s’arrêta
malgré la circulation et me laissa monter. Le bus
repartit aussitôt, la porte se referma, c’était fini.
Je ne sais comment ni pourquoi mais ma fuite m’emporta
auprès de mon professeur de linguistique. Me voyant
tellement agité, il m’hébergea chez lui et me fit tout
raconter, ce qui me soulagea quelque peu. Il ne réussit
pourtant pas à me dissuader de repartir pour Strasbourg
dès le lendemain alors que mon année universitaire ne se
terminait que deux semaines plus tard. J’avais vraiment
trop besoin de rentrer au pays, retrouver ma mère, mon
foyer habituel, et tout oublier.
Peu de temps après mon retour chez moi, je reçus une
lettre… de Popi et Papa ! En me recherchant à
l’université ils avaient rencontré mon professeur qui
leur avait donné mon adresse. Papa et Popi m’annonçaient
qu’ils s’étaient réconciliés grâce à moi. Ils m’en
remerciaient et voulaient absolument me revoir. Mes
études, puis mon travail, la vie… je ne suis retourné à
Salonique que 9 ans plus tard. Popi avait épousé le
professeur et bien sûr n’avait plus besoin de son
fauteuil roulant depuis longtemps. Le professeur, avant
d’épouser Popi, avait été divorcé et élevait ses deux
enfants, un garçon et une fille qui s’entendaient très
bien avec Popi, leur deuxième maman. Popi avait pris la
direction de la maroquinerie, ils étaient heureux tous
les quatre et sont restés mes amis. Je ne regrette
qu’une chose : je n’ai pas pu revoir Papa, il était mort
depuis peu. Pourquoi donc avais-je tardé à revenir ? Je
maudis cette légèreté que l’on a à vingt ans lorsque
l’on croit que tout le monde a toute la vie devant soi.
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